Toc toc.

Devant ses prismes grisés avait défilé la jeunesse londonienne dépravée; devant ses obsidiennes s’étaient alignés les bas-fonds de la débauche et ses purulentes affres. Nuits et jours se sont succédés jusqu’à qu’elle finisse par ne plus les distinguer, déracinée comme souche morte du temps et de cette existence.

Toc toc toc.

Lorsqu’elle eu le courage d’enfin suppliquer rédemption de ces enfers grecs, de conjurer la porte de sortie, on déposa au creux de sa langue purple lean en lui répliquant de prier pour son âme, avant de l’entraîner dans une valse endiablée.

Toc toc toc toc..

Pourtant, Ô pourtant, elle avait beau dissoudre dans ces extrêmes sa peine, elle restait là, toute entière, oscillant contre sa peau et rongeant avec voracité ses os; s'enivrant de sa haine, s’embrasant de son fiel; jamais ne l’avait-elle quittée, jamais ne la quittera-t-elle.

Toc toc toc toc toc.

Ce n’était ni un affranchissement ni une délivrance, simplement une arrestation sans habeas corpus, une exécution sans ses derniers sacrements.

Toc toc toc toc toc toc.

Devant ses prismes grisés apparaît finalement son visage; devant ses obsidiennes se décompose son regard. Était-il seulement réel ? Ou n'était-ce qu'une autre étincelle ?

J’ai absous mes ligaments avec elle. Je l’ai noyée, de ma vie et de mes chagrins — elle ne se souvient plus de rien. Mais je ne me sens pas plus entière, seulement meurtrière.

Comprenait-il seulement de quoi elle parlait ? Comprenait-il seulement, comprenait-il seulement, comprenait-il seulement ses larmes, cet état d'âme, cette lancinante lame qui lui meurtrissait les entrailles ?

Dissous-moi dans des soupirs.*

Tandis qu’une main volatile étreint ses larmes explétives, elle ne peut s’empêcher de fuir ses prunelles; incapable de soutenir la douceur dont on lui faisait égard — ou ne serait-ce que l’accepter, elle qui ne méritait rien. Comment parvenir à faire le deuil de celui dont nous sommes l’unique assassin ? Comment nourrir le pardon lorsque nous sommes voués aux flammes ? Que venait-elle chercher, à briser une nouvelle frontière, à venir présenter ses peines sur le seuil de porte de celui dont elle ne s’autorisait que les nuits  ? Que deviendraient-ils encore, si elle décidait d’abattre un nouveau mur ? Qu’adviendraient-ils alors de ces forteresses qu’elle avait pris soin d’ériger, durant tout ce temps ? Elle aurait tant aimé qu’il la refuse, qu’il l’accuse de ses péchés et agisse en bourreau, qu’on la confronte une fois encore, qu’on la rejette et la délaisse; de cela aurait naquis  une nouvelle raison de fuir et de se mentir, de ne se complaire dans ce status quo qui lui seyait si bien, bien trop pour s’en défaire et penser mériter autrement.  Elle recule de deux pas, tandis que la porte lui est grandement ouverte. Je… je ne sais pas pourquoi je suis là. C’était une mauvaise idée. Je m’excuse de t’avoir importuné.

Lorsque s’était proclamée la genèse de leur proximité, l’azur s’était enlisée dans sa fierté. Murailles érigées près de son âme, elle n’avait compris que, d’une protection, elle n’avait fauché que son illusion. Ces remparts étaient devenus sa prison où se jouaient maintenant d’elle ses propres démons, se moquant tour par tour de cette fébrilité naissante, de cette inclination démente.

Car Selene souhaitait garder contenance, tout n’était alors qu’aliénation. Subtile projection de son vide intérieur, qu’elle tentait éventuellement de combler par des fables grotesques.

Que faisait-elle donc, à cueillir de ses mains le visage de cet homme, à s’enfouir dans les pans de ses yeux ?

Elle l’avait de nombreuses fois contemplé, sous la clarté de la lune ou à l’aube d’un nouveau jour. Ses prunelles avaient étudié la stature sous toutes ses coutures; en avaient apprises par cœur les contours ayant mainte fois épousés ses doigts. Avait-elle cependant un jour réussi l’exploit d’entrevoir son âme, au-delà de ces traits bercés d’une mélopée dont elle ne saisissait qu’une abstraite forme, l’abrupte mélodie n’étant jouée que par intermittence — et jamais d’une similaire nuance ? Je t’ai connu avec davantage de prestance Caïn. Le nom caresse la langue comme si elle le nommait pour la toute première fois. Il est rare de te voir empli d’autant de désarroi, mais tu n’as pas à t’abaisser si bas pour moi. Lui était-ce réellement destiné, ou n’était-ce qu’une autre de ses paroles pour se rassurer ? Qu’adviendrait-elle encore si, rompue par de factices promesses, elle ne sombre définitivement ? Qu'adviendrait-il de lui si, suite à un nouvel abandon, il ne devienne réellement ce Cavalier déchu de son destrier ?

Les tentatives de cultiver ma haine et de distiller mon fiel semblaient stériles lorsque tu fredonnais à mon oreille l’hymne d’une possible rédemption. Ta voix murmurait à mon âme captive de s’affranchir de ses malédictions, de faire abstraction; les carillons de l’expiation sifflant au coeur cratère de ne plus m’en faire, mais qu’en était-il de toi ? Qui es-tu donc Caïn, si tu n’es l’un d’entre eux ? Que produirait ta peine, si elle ne parvenait à être pansée ? Qu’arriverait-il, si je ne parvenais à être suffisante, à ne pouvoir obstruer l’absence de celle qui ne cesse de raviver la flamme ? M’aimerais-tu pour ce que je suis, ou celle que je remplace ? Est-ce ma personne que tu recherchais, ou simplement le reflet d’un gouffre enivré ? Ta voix s’élève-t-elle pour mes desseins, ou n’est-ce qu’une tentative pour arriver à tes fins ? Penses-tu t’être destitué des ligaments qui t’enracinent, ou t’apparait-elle encore comme peine assassine ? Si je me devais d’annoncer les sentiments qui m’enchaînent à toi autant que ceux que tu lui portes, serais-tu Judas ou amant ?          

Le corps est fébrile sous les impulses de la poitrine, qui ne cesse d’essayer de lui faire plier l’échine et la fièvre qui ne cesse de foisonner contre le crâne, les yeux embués et les lèvres frémissante et la crainte qui la domine, s’achemine vers les parois les plus intimes — doit-elle ressentir ou se tapir ?

Elle se noie dans cette allégeance vespérale, un sanglot perlant contre le fond de sa gorge. Ses murmures inondent l’essence, vagues voraces venant engloutir ses sens, enfanter sa déliquescence — l’âme s’enlise toute entière dans ces tumultueuses abysses, supplice dont il n’existe point de fuite, à mesure que se déclinent l’inclination et l’engagement une fois encore dans l’esprit, telle une adjuration destinée à ses sacrilèges. Mais qu’il était dément de s’éprendre, d’elle plus encore; qu’il était dément de s’éprendre, d’entendre y avoir le droit de surcroît ! Elle qui se pense condamnée par ses sinistres astres, elle dont chaque pas n’enfante que chagrin et désastres, pouvait-elle seulement appeler aux félicités ?

Cette histoire engendrait un espoir, voilà tout le danger.

Elle décide cependant de s’ôter du joug, de ses craintes les absoudre; ils étaient et seraient amants damnés, puisse alors le Destin pendant un court instant les combler. Si d’un feu je dois m’éteindre, qu’il soit de Shrewbury et nul autre. Les pas désagrègent la séparante fissure, les doigts s’épousent à la carrure et les yeux laissent enfin s’épancher les houleuses marées. « Carpe Noctem. Ad libitum. »

« Pourquoi nous ? » L’ataraxie était traître. L’euphorie, assassine. Leur amour, criminel. « Car… » Les mots se suspendent au silence, quelques instants, et le regard s’enlise dans ses prunelles contemplatrices. Un doigt vient alors recueillir une goutte perlant sur le bord de ses lèvres, tandis que la voix se prononce : « On a beau changer de poison, tous les breuvages s'édulcorent, toutes les larmes s’évaporent. » Le corps s’émancipe de la distance et vient à sa rencontre. « Des fièvres et des guérisons, il n’est resté que les décors. »

Ce baiser avait le goût de l’éternité, illusoire et inexistant.

Caïn,


Ma lâcheté a toujours su m’être fidèle, alors il sera probablement déjà trop tard lorsque cette lettre viendra enfin effleurer le creux de tes mains. Sache pourtant que je n’ai sans cesse tenté de remettre ces mots à un lendemain, supplié sans relâche de ne pas entrevoir cette fin — j’aspirais véritablement voir à tes côtés s’étendre l’éternité. Mais se sont finalement écoulés les beaux jours et que puis-je dire d’autre, au-delà d’un cruel : n’attend pas mon retour ?

Je sais désespérément qu’il est tard, beaucoup trop tard pour te délivrer ces paroles dont j’ai tenté d’absoudre dans notre si éphémère amour, et je sais également que cette pusillanimité qui me fait si souvent défaut doit probablement te paraître méprisable en cet instant présent ; me voilà cependant à cueillir de mes mains tremblantes un courage qui m’est si souvent étranger, me voici toute entière à te délivrer une dernière fois mon coeur et ses sentiments, avant que tout ne se perde pour de bon. Avant que notre histoire ne se transforme définitivement en simples et maigres souvenirs d’antan.

Je n’ai jamais su m’accoutumer à rouvrir mes yeux près de toi tous ces matins, à revenir vers toi de mes déserts si lointains ; je n’ai jamais su trouver accoutumance à ton amour, car comment se pourrait-il qu’on aime lorsque l’on n’est que l’ombre de soi-même ? Il a fallu que l’on se trouve décousus et absents, épris d’une bataille dont nous ne parvenons à nous délivrer, l’âme en proie à ces hivers démesurés. Alors comment se pourrait-il que l’on s’aime, dans ces malheurs où nous voilà pris ?

Ce n’est pas de l’amour que de s’enticher d’un coeur fané.
Ce n’est pas de l’amour que de s’endiguer de tragédies.

J’ai pourtant voulu y croire, à étreindre ce coeur de ronces qui ne m’appartenait pas, à le vouloir pour moi et moi seule — jusqu’à m’y mutiler les doigts. Je labourais ces cratères d’un espoir assassin, nourrissant cette turpitude sans réserve, cultivant avec ardeur ces malsains desseins de te posséder entier et non pas en fragments, l’esprit en déclin par d’autres tourments.

Tu m’es cher, peut-être un peu trop, et c’est pour cela que je t’abandonne.

Avant que la fleur de mon amour orphelin ne bourgeonne, qu’elle nous empoisonne,
avant que je ne vienne galvauder nos émois, gangréner plus encore nos parois —
Je nous abandonne.

Nous savions tous les deux que cette histoire était vouée à périr, que l’échappatoire menait tout droit vers un gouffre.
Et j’y tombe, mon amour.

Pourquoi a-t-il fallu que je m’égare dans tes sentiers, que je sombre sous tes caresses, que je m’éteigne contre tes lèvres ? Je ne puis m’arrêter de penser que le regret de ces jours, que j’aurais au final préféré inconnus, ne cessera de m’habiter. Peut-être, parviendrais-je à me dire des années plus tard que cette folie n’a pas été vaine.

En attente de ce moment-là, laisse-moi te parvenir un ultime : Je t’aime.