gentlemen's agreement - pv ACHILLE

La tyrannie des liens du cœur se moque de lui et de moi.

On fixe le même endroit, on marche le même sentier et on vise le même Graal alors qu'à l'arrivée, il n'y aura qu'un seul saint. Un règne est indivisible. La couronne ne se partage pas ; il faut couper les autres têtes.

Dans le ciel gelé par un coup de froid, j'ai cherché une résolution métallique en fixant des nuages gris comme des roches. Il y avait dans ce temps morose, une ambiance lourde qui retombait sur mes épaules comme une chape de plomb et qui m'a crispé en dedans.

Les jointures de mes mains sont devenues blanches en serrant le manche de mon balai et j'ai fixé les boucles brunes d'Achille avec des bribes d'incertitudes sur le bout des neurones. Je l'aimais tant qu'en son nom, une part de moi souhaitait courber l'échine devant lui et abdiquer parce que cette conquête ne valait ni les brisures, ni les estafilades.

Pourtant, la tyrannie des liens du cœur se moque de moi et quand elle crie le nom d'une jolie blonde, c'est à elle que j'obéis.

Je suis arrivé sur le terrain de quidditch comme sur un champ de bataille et j'ai défait l'écharpe rouge et or qui pendait autour de mon cou puis j'ai ouvert une boite pour en saisir une balle ronde qui était plus écarlate encore que mon propre sang.

- Le premier à 21 c'est bien ça ?

J'ai lancé le souaffle à Achille en pensant que c'était la seule faveur que je lui ferais. Il avait beau être mon meilleur ami, aujourd'hui, je serais sans pitié et en amont de l'affection infini que je lui portais, j'ai posé un immense barrage afin que son torrent ne me fasse pas vaciller.

Comme je l'aimais, je n'ai pas pu m'empêcher de sourire en me rendant compte de ma propre stupidité.

- Que le meilleur gagne Kasparov.

Et j'ai enfourché mon balai comme un chevalier un destrier blanc. Je me suis élevé dans les air en défiant la gravité et l'altitude fit chuter le poids du moment et des enjeux.

Affronter son meilleur ami avait quelque chose de terriblement grisant.

Achille six ans, enseveli entre les draps, la chaleur de son sourire fraichement brossé étincelant. Il avait rejoint ce lieu sacré, où le sommeil transportait ses pensées frénétiques et l’éternel optimiste de son regard sous la lourdeur de ses paupières. Avant d’y plonger, il avait droit à une histoire – son histoire. Achille, le vaillant, Achille le magnifique. Troie n’avait aucun secret à ses yeux. Les armes n’étaient que le prolongement de son souffle, maniant ses lames et son corps dans un flot de certitude. Jamais Achille n’était seul, toujours avait-il Patroclus, fidèle, loyal compagnon. Jamais Achille n’aurait cru que cette histoire s’échouerait sur cette même pelouse qu’ils avaient partagée, la timidité de leurs gestes s’ébouriffant dans leur chevelure. Des bouteilles à la bouche, des épaules enlacées à chanter dans la noirceur des lieux, des rires qui éclatent, éclairant la nuit, réconfortant le cœur des plus vaillants, des plus francs.

Gryffondor au teint basané, boucles effarouchées, le froid enlaça sa peau et nicha au creux de sa gorge. Une boule de regret se forma, étouffant sa voix contre le sol – là où ses souliers piétinèrent nerveusement vers l’avant et l’arrière.

« Le premier à 21 c'est bien ça ? »

Il pensait fléchir, abdiquer, mais il n’y avait que Summer pour régner le battement de son cœur. Sa main droite agrippa le centre de son torse, froissant la souplesse de ses vêtements. « Hylas… » Il voulait lui dire non, lui sourire et lui dire que c’était une mauvaise blague, que tout ça faisait partie de l’un de ses mauvais coups. Son honnêteté le dissuada d’étendre sa misère. « 21. Aucun coup permis. »

« Que le meilleur gagne Kasparov. »

Achille saisi de honte ancra ses mouvements où il se trouvait. Son regard fuyait au gré des vents qui transportèrent Hylas vers le centre du terrain. Sa poigne se referma durement sur le manche de son balai et sur le souaffle, faisant dos à Hylas. La pointe de sa chaussure frappa le sol, projetant son balai à la même hauteur que le blondin.

Trouvant équilibre à ses sentiments, il se cambra sur la pointe de son balai et fonça dans l’adversité de sa morale. Il s’arrêta à quelques millimètres près de Prewett et plongea à un angle droit parfait jusqu’à la transparence des cieux pour émanciper ses mouvements vers les anneaux.

Achille dix-neuf avait lu plus d’une fois les aventures de ce personnage mythique qui s’appropriait originalement son prénom. Pourtant, jamais Achille n’a dû affronter Patroclus. Jamais Achille n’aurait dû affronter son Patroclus.

Alourdi par toutes les pesanteurs terrestres, l’allégresse n’a duré qu’un seul instant et j’ai senti mon coeur dégringoler tout en bas d’une ravine en voyant le dos d’Achille et le cuivre de ses boucles s’éloigner vers l’horizon. Il est tombé en moi sans rien heurter mais le bruit qu’il a fait en s’écrasant était retentissant comme une grande catastrophe.

Réunis dans ce ciel qui n’avait pas encore tout à fait des allures d’arène, j’ai inspiré profondément, comme si l’air pouvait me faire grandir sur des muscles d’airains qui ne failliront plus, comme si le vent glacé pouvait raffermir ma résolution. Puis j’ai attendu, avec le myocarde qui se soulève et mon coeur qui se fracasse contre ma cage thoracique.

Le doute a jailli, une dernière fois.

- T’es bien certain de vouloir faire ça Achille ?

J’ai souri.

- Je ne te ferai aucun cadeau !

Et je l’ai éteint comme lorsqu’on reverse de l’eau sur des braises. J’ai laissé l’ivresse et la folie des hauteurs m’envahir et j’ai cédé au brasier incandescent de la passion que j’avais pour Summer. Mes yeux se sont fermés.

Je les ai rouverts et lorsque j’ai fixé Achille, j’ai trouvé un adversaire à ma valeur, un courage qui rivalisait avec le mien et un héroïsme qui parfois me surpassait. Il avait cette formidable capacité romanesque à l’abnégation et au don de soi et devant elles mon admiration courbaient l’échine. Il représentait la bonté dans son absolu mais aujourd’hui elle était mon adversaire.

On s’est fixés pareil à deux bêtes qui se prennent en mesure et les poils sur ma peau se sont hérissés en me faisant penser que j’étais pressé.

Les anneaux dans le dos et solidement agrippé à mon balai j’ai attendu qu’il fonde sur moi en comptant mettre un terme à ses velléités, comme l’hiver fauche l’automne sans prévenir.