idiota | z Jasper

Les sorties à Pré-au-Lard étaient toujours un plaisir, Inocenty. Tu pouvais quitter les murs étouffants du château pour flâner près des boutiques, faire du lèche-vitrine, mater les gens dans la rue. Boire une bieraubeurre aussi. Ou un whisky.


Bref, profiter de la liberté au moins une après-midi. Folâtrer telle la princesse que tu es.


Une fois n’est pas coutume, tu as enfilé une jolie robe. Oh, tu aurais bien entendu pu venir sous ton vrai visage, mais ça n’est pas ce que tu désires réellement. Pour rencontrer des gens, bizarrement, ça marche mieux sous tes traits féminins. Malchance car tu es un homme, sous les tonnes de froufrous et de maquillage.


Quelle vie à chier.


Mais tu ne vas pas t’apitoyer sur ton sort. Pas aujourd’hui. Tu dois être heureux et croquer la vie à pleines dents. Tu as des sous, beaucoup de sous et tu es prêt à les dépenser judicieusement. Ce qui est traduisible par « n’importe comment ». De petits gadgets dont tu n’as pas besoin et qui seront oubliés dès ton retour dans l’enceinte de l’école, de nouvelles plumes que tu n’utiliseras pas car tu ne veux pas abîmer tes doigts avec des durillons, ou soit… des bonbons.


Oui, tu es conscient que ça n’est pas bien. Tu es un sportif de haut niveau, tu n’es pas censé t’empiffrer de nourriture. Si tu as une bosse au niveau du ventre lorsque tu danses, ça n’est pas très beau, si ? Si tes bras pendent et qu’un double-menton apparaît, penses-tu que les gens vont encore te regarder avec admiration ?


Non, mille fois non.


Mais bien entendu, tu pousses tout de même la porte du petit magasin, le sourire aux lèvres. Tu salues tout le monde d’une voix enjouée – et on te répond, et quel bonheur de voir tous ces regards se poser sur toi – et tu commences tes emplettes.


Tu fais plusieurs fois le tour de la boutique, curieux. Tu touches sans abîmer, tu renifles les différentes senteurs. Tu as envie de tout acheter, mais tu es conscient que ça ne serait pas raisonnable. Tu optes finalement pour trop de choses, et tu as les mains bien pleines lorsqu’enfin tu te diriges vers le comptoir.


Sauf que tu es malchanceux.


Très malchanceux.


Ta cheville se croque douloureusement, ton pied sort légèrement de ta sandale à talons. Tu ne peux te raccrocher à rien et, comme au ralenti, tu tombes sur les étagères pleines de friandises. Patatra. Un bruit terrible. Tout tombe sous ton poids et tu restes au sol, sonné.


Tout ton corps te fait mal. Ta cheville, surtout. Mais tes bonbons sont toujours bien calés entre tes bras. Comme s’il n’y avait rien de plus important.

« halloween »

Tout le monde se tait autour de toi mais personne ne se précipite pour t’aider. Tu restes prostré au sol, abasourdi par une chute aussi débile que celle-là. Et bien sûr, la honte t’envahit tout entier car tu as un peu abîmé le magasin. Comment pourras-tu jamais revenir ici comme si de rien n’était ? Tu es vraiment un idiot. Pourtant, d’habitude, tu n’as aucun mal à marcher avec des talons ! Tu te frottes maladroitement la cheville, les yeux baissés. Quelques personnes murmures, mais finalement, tu entends que l’on s’adresse à toi.


Tu relèves les yeux et tombes sur le visage d’un jeune homme de ton âge. Il te demandes simplement si tu vas, et tu ouvres la bouche pour lui répondre, sans toutefois savoir quoi dire. Dans cette situation, que répondent les gens normaux ? Que ça va même s’ils baignent dans leur sang ? Que ça ne va pas, quitte à paraître grognons et pleurnichards ? Tu préfères te taire et il te propose de te relever. Tu acceptes sa main tendue et te remets péniblement sur tes deux pieds, les joues toujours colorées de cette belle teinte écarlate.


« Me… merci ! »


Tu sens les regards de l’entièreté de la boutique sur toi, et tu te mords nerveusement la lèvre. Contrairement aux apparences, tu n’aimes pas tant que cela te faire remarquer. Tu t’appuies un peu sur ta cheville foulée et tu retiens une grimace. Ok, pas d’entraînement aujourd’hui. Ni demain. Ça fait un peu mal. Mais rien n’a l’air sérieusement blessé – sinon tu es parti dans une longue lamentation comme quoi ta vie est foutue. Tu poses les bonbons que tu as choisi où tu peux et tu te baisses pour ramasser tout ce que tu as fait tomber et les remettre à sa place, faisant arriver le gérant qui t’indique de laisser, qu’il va s’en charger lui-même. Tu le remercies et t’excuses, honteux. Tu peux ainsi reprendre tes achats et poser ton regard sur le garçon qui t’a aidé et qui t’a posé une question. Ton nom ? Ah, oui, c’est la moindre des choses. Tu jettes un rapide coup d’œil à ta robe pour une petite vérification et ne pas dire n’importe quoi.


« Roxelane, et vous ? »


Tu amènes ton choix de friandises au comptoir et attends le vendeur. Tu paies rapidement, t’excuses encore, et te tournes vers le jeune inconnu.


« Je suis désolée pour l’embarras que je vous ai causé. »

« halloween »

Jasper, dit-il ? Ça ressemble un peu à Casper le gentil fantôme. Remarque interne sotte mais qui a le mérite de t’arracher un léger sourire qui semble au moins naturel. Au moins ça te permet de l’apprécier pour ce petit détail. Ouais, les prénoms sont importants.


« Enchantée Jasper ! » fais-tu avec ta plus grande politesse.


Même si tu manques sans doute un peu de retenue. Est-ce ta faute si tu es enthousiaste ? Le garçon semble tout à fait charmant, galant. C’est rare de nos jours. Toi, tu t’efforces à l’aide quand tu es dans les bons vêtements, surtout envers les jeunes filles – et les mecs qui te plaisent un peu trop. Est-ce de l’exagération ou juste des bonnes manières ? Tu n’en sais rien.


« Eh bien, tous les regards sont tournés vers moi, j’ai entendu quelques rires fuser… sans doute vous sont-ils aussi adressés puisque vous restez avec moi. »


Un léger froncement de sourcil. Pardon ? Tu l’as sorti d’un ennui mortel, ça tu n’en doutes pas, tu as dû réveiller les morts avec ta chute bruyante et sucrée, mais tu ne sais pas comment prendre ses paroles. Est-ce un compliment ou également une moquerie ? Tout de même ! Pour le « sortir de son ennui », il a fallu que tu tombes et tu aurais pu te faire bien mal ! Ce n’est peut-être pas très gentil de voir les choses sous cet angle, et tu ne sais trop comment y réagir. Alors tu te contentes d’un sourire aimable et n’en fais pas des tonnes pour ne pas créer conflit dès les premières minutes de votre rencontre.


Tu salues le serveur, le remercies et t’excuses pour la vingtième fois et quittes la boutique en compagnie du jeune homme, ignorant superbement les yeux inquisiteurs qui vous suivent. Est-ce que tu passes pour une vile dragueuse qui « tire » les gens dans son sillage ? Tu n’en sais rien, pas impossible cependant. Tu connais ton côté infâme, ton côté sale. Dur d’y résister pour devenir une bonne personne.


Ça, ton interlocuteur l’ignore encore. Et mieux vaut qu’il n’en sache jamais rien.


Séduire est si agréable.


« Roxelane est le nom de la femme du sultan Soliman. Elle semblait très influente, alors peut-être mes parents ont-ils choisi ce prénom en espérant que je serais comme elle ? »


La dame était tout de même passée du statut d’esclave à celui d’épouse, une belle évolution ! Serait-ce ton cas ? Deviendrais-tu une étoile scintillante à force d’entraînement et de motivation ? Les gens voudront-ils un jour apprendre à te connaître pour ce que tu es ?


Un rêve, doux. Mais faux.


Le jeune homme s’enquiert de ton état et tu hoches légèrement la tête. Tu en as connu d’autres. Les blessures sont fréquentes quand on pratique intensivement un sport. Se faire mal en tombant dans une confiserie est pathétique, cependant.


« Je vous remercie, je suis solide ! »


Oh, d’ailleurs, tu ne l’as pas remercié comme il se doit, si ? Premièrement, tu fouilles dans ton sac plein de friandises et lui tends une barre de chocolat.


« Vous avez été très gentil de m’aider, alors… »


Mais c’est un peu ridicule comme cadeau. Tu rougis mais te reprends aussitôt.


« Puis-je vous payer un verre ? »

« halloween »