soliloquy // daphné

Sur l'autel noir et blanc du clavier de son piano, Samael se dépouillait de toute pudeur. Avec une ferveur religieuse il arrachait de sa propre âme des lambeaux de vêtements et déshabillait ses sentiments pour mieux les contempler. Dans l'art, la demi-mesure n'était pas un sous-entendu acceptable. Il fallait s'y abandonner complètement comme un homme se jette à la mer ou pas du tout. Devant son instrument, Samael ne gardait rien dans ses entrailles et dans ses viscères. Il se perdait dans des vagues de notes qui s'écrasaient sur ses tympans. Il aimait les mélodies en cascades ininterrompues, quand un torrent de son noyait la cacophonie du monde. Dans l'ensemble harmonique d'un morceau joué à la perfection toute la laideur de l'univers se résorbait vers un minuscule point invisible. C'était une beauté avec une voix de sirène, qui appelait à l'oubli et c'est pour ça qu'il fallait l'ignorer.

Parce que la beauté était traître et tristement dénuée de sens. Elle égarait les hommes.

C'était pour ça que Samael Rosier n'avait jamais fait confiance à Daphné De Lange. Il lui laissait volontiers un bras parce qu'elle était d'utile compagnie quand elle ne se fendait pas de remarques perfides mais elle avait des judas dans le bleu rieur de ses yeux. Alors ils s'étaient cotoyés, s'étaient appris et fréquentés avec méfiance et circonspection.

Daphné était une enfant terrible et une fille capricieuse. Elle se laissait régir par des pulsions changeantes qui la rendaient imprévisible. Mais à la manière d'une sale gamine, son tempérament indépendant la rendait terriblement attachante parce que les esprits libres exercaient toujours un certain pouvoir.

Samael avait longtemps eu l'espoir de fondamentalement la transfigurer afin qu'elle rentre définitivement dans le rang. Elle était de bonne famille et bien qu'impur son sang restait celui d'une lignée respectable. Il s'était toujours confondu en échec avant de comprendre qu'il ne parviendrait jamais à ses fins.

Pourtant quand il la voyait comme en cet instant, parfaitement immobile et élégante alors qu'elle se tenait paresseuse avec tout son flegme assise sur son piano, l'espoir revenait. Elle était d'une supériorité sereine, d'une arrogance discrète. Elle semblait attendre quelque chose, un miracle ou une aventure, ou alors elle s'ennuyait au milieu d'un jour qui se désagrège.

Les mains de Samael cessèrent brusquement de pianoter et il éleva un regard vers elle, comme s'il était sorti d'une longue transe.

- Tu es bien agréable aujourd'hui Daphné.