family (Lukas)

La pièce était immense, et lumineuse. Éparpillés un peu partout : des cartons et des meubles vides ou mal rangés, où des affaires ont été entassées visiblement à la dernière minute et dans la précipitation. En entrant là, Arya avait l'impression de voir autour d'elle les vestiges de son frère et de ce qu'ils étaient autrefois. Pas heureux, non, car ils ne l'avaient jamais vraiment été ; mais naïfs et aveugles sur ce qui les rongeait, oui. Un sentiment étrange avait pris sa poitrine ; ça lui serrait si fort ; ça la berçait dans une fatigue du passé.

« Je t'aurais bien vu dans une cave entouré d'un côté d'ordinateurs surpuissants et de l'autre de manuels de vaudoo et de spiritisme, sans aucune lumière sinon celle de tes écrans pour affaiblir ton teint blafard. »

Elle lui adressa un sourire aussi triste que heureux ; un sourire plein d'une charge émotionnelle forte et à la fois vide de sens ; un sourire de Arya en somme. Ses yeux communiquaient plein de tendresses qu'il était le seul à comprendre.

« Je plaisante, je suis contente. »

Elle aimait voir qu'il avait choisi un endroit qui, même s'il était en dehors de la capitale, n'était pas si exilé et renfermé qu'elle l'avait imaginé. Pas une cave, en d'autres mots. Elle avait ri, doucement, à cette pensée, et n'avait pas ajouté un mot à ce propos, supposant qu'ils s'étaient compris. Elle avança d'un pas décidé vers la table au milieu de la pièce et y déposa son petit sac noir. Elle en sortit ses lunettes qu'elle posa sur son nez et planta ses deux mains à plat sur la surface.

« Bon ! On s'y colle ? »

C'est qu'ils allaient pas se remplir tout seul, les formulaires des assurances et des garanties.

« Idiot. »

Un rire avait chanté au bord de ses lèvres, et faisait écho à chaque nouvelle vanne qu'il lui assénait. Dans son euphorie, elle songea qu'elle était heureuse de le revoir, de le ravoir près d'elle, si près d'elle, dans cette complicité et cette tendresse qui lui avait manqué. Au parloir, ça n'était jamais pareil, il y avait tous ces sentiments d'amertume, ces regrets muets qui leur serraient la gorge. Désormais il était là, il était libre, et Arya savait que quelque chose n'allait pas, mais pour l'heure elle préférait fermer les yeux.

C'est qu'elle étudiait la loi, et celle des moldus n'y faisait pas exception. Quelque part elle voulait se persuader qu'il n'était pas un criminel – sans réellement y croire, elle y croyait.

« Sache que même si c'était une plaisanterie, j'y avais pensé figure-toi. »

Elle n'allait pas sortir un paquet de gâteaux de son sac – ça aurait été trop beau – mais elle avait ramené un de ces foulards, ceux qu'elle utilisait pour les emballer quand elle les lui apportait en prison. Plié en quatre, elle le posa sur la table doucement, croisant ses bras devant elle pour s'appuyer contre le bois, guettant la réaction de son frère un sourire menaçant les traits de son visage.

« Mais j'ai repéré un café-boulangerie à deux pas d'ici et je me suis dit que lorsqu'on aurait fini je pourrais t'y inviter? »

Quitte à ce qu'il habite le quartier, il fallait bien tester les enseignes du coin, et pour ça, Arya voulait bien s'en donner la mission.

Un rire glissa d'elle, dans un souffle, presque imperceptible, et elle approcha une chaise de la table, sortant les documents et un bic pour les remplir.

« J'ai toujours porté des lunettes pour lire, mais c'est vrai qu'on a rarement étudié ensemble... »

En vérité, il était juste rare que Arya étudie. Elle n'avait pas vraiment besoin de ça, et ils le savaient tous les deux. Puis ils avaient passé plus de temps à se détruire la tête qu'à se la remplir. Elle baissa les yeux. Ah.
Elle songea qu'elle ne lui avait rien raconté. Ni à propos d'Hermès, ni à propos de Chase, à propos de rien, à propos de personne. Et depuis qu'il était revenu, elle n'en savait pas beaucoup plus sur ce qu'il s'était passé pour lui.

« C'est pas ma faute si t'es un cancre quand-même! »

Elle effaça ses pensées dans un rire plus nerveux que les précédents, et plongea la tête dans la paperasse, trop inquiète de le perdre à nouveau ; condamnant ses idées trop noires de peur que lui poser des questions le fasse disparaître. Elle refusait qu'il s'éloigne à nouveau.

« Du coup il faudrait que tu lises le paragraphe ici et puis que tu signes, avec la date d'aujourd'hui. »

« Un génie pour te foutre dans la merde, certainement. »

Pour s'en sortir c'était moins sûr. Elle avait souri et avait terminé la paperasse calmement, pendant que Lukas s'impatientait. Elle avait tout rangé dans sa farde et déposé ses lunettes dans leur boîte avant de se lever vivement. C'était qu'elle aussi, elle avait bien envie d'une pause goûter. Elle l'avait suivi jusqu'à la sortie et avait ensuite pris la tête, marchant d'un pas relativement rapide, plein de joie.

C'était difficile de rassembler toutes ses pensées, et de trier ce qui était à dire, ce qui ne l'était pas. Elle avait baissé les yeux sur ses pieds et sa marche avait ralenti. Il y avait des souvenirs qui faisaient encore mal. Un rire tendre se déclara à ses lèvres, presque muet.

« Quand tout allait de travers... »

Elle soupira. La mort de Lily, l'enfermement de Lukas, la colère de Morgane, ses cicatrices qui la hantaient et ce capharnaüm émotionnel qui vagabondait autour des souvenirs de Floyd, Ephraim et Hylas. Elle était devenue fantôme. Elle était devenue presque rien.

« Je me suis beaucoup égarée. »

Entre les bras et dans les draps, à gauche, à droite, où on l'accueillait avec tendresse ou violence – qu'importe ! Tant qu'on la prenne. Elle s'était oubliée à coup de pilules et de fumée, d'alcool et de vapeurs.

« Je me suis perdue si loin dans le noir que j'ai cru que j'allais y crever. Peut-être même que j'aurais aimé. »

Elle lui adressa un sourire. Ces mots-là étaient graves à prononcer, mais elle voulait lui assurer que c'était du passé. Les séquelles étaient réelles, mais plus un danger.

Ils étaient entrés dans la boulangerie, et elle avait choisit une table sans demander à Lukas laquelle lui plaisait ; une près de la fenêtre, au fond de la boutique où ils seraient isolés. Le serveur arriva à leur hauteur et elle commanda deux croissants et un café pour elle, laissant à Lukas le soin de parler pour lui. Puis lorsque le serveur s'éloigna, elle poursuivit.

« Je dirais que Hermès a beaucoup contribué à me tenir la tête hors de l'eau. Et puis... »

Des couleurs roses, très légères – presque invisibles – avaient pris le haut de ses joues.

« Chase Fowley. Je t'en avais déjà parlé, à une époque. Il est à Poufsouffle, tu sais, et... »

Quels mots employer ? C'était difficile à exprimer.

« Il est venu me repêcher lorsque j'étais partie pour me noyer. »

On n'imaginait mal qu'il ne s'agissait pas d'une métaphore.

« Je ne compte pas le nombre de fois où je suis tombée amoureuse, tu le sais. »

Elle avait ri d'un rire doux ; elle se moquait un peu d'elle-même et de son coeur trop facile à convaincre, trop facile à amadouer, parce qu'il était fragile et dans le besoin.

« Je voulais mourir. Je m'y étais préparée. Je m'y étais abandonnée. J'ai fait beaucoup de rêves étranges. »

Elle repensa à la fille aux longs cheveux roses. Ce n'est pas encore ton heure, Arya, car l'autre en a décidé ainsi. Tout ça ne faisait pas sens.

Les cafés et les viennoiseries étaient arrivées, et Arya remercia distraitement le serveur avant de continuer.

« Mais je me suis réveillée, et en ouvrant les yeux j'ai réalisé que je voulais vivre. »

Elle frotta le coin de son oeil pour s'empêcher de pleurer. Un rire menaça ses lèvres sans jamais les traverser.

« Bien sûr j'ai toujours mal, et les charges émotionnelles sont lourdes, les séquelles sont réelles. Mais tu vois, je crois qu'aujourd'hui je peux dire que je suis officiellement sortie de cette dépression qui me poursuivait depuis dix ans. »

Elle avait levé les yeux vers lui, planté dans son regard.

« Et que tu sois de retour à ce moment-là me remplit de joie. »

Arya l'avait regardé en silence. Elle n'aurait pas aimé que Lukas soit là, car elle se serait reposée sur lui comme elle s'était toujours reposée sur les autres. Elle aurait fini par se convaincre que la situation n'était pas si déplaisante et que son état n'était pas si alarmant. Elle avait eu besoin de se noyer pour apprendre à nager, et elle n'aurait jamais appris si il était resté sa bouée. Elle se serait figée dans une état de complaisance morbide et aveugle où elle aurait fermé les yeux jusqu'à une éternité lasse et morne dont elle ne se serait jamais réveillée. Peut-être qu'il imaginait qu'il s'agissait là de son devoir en tant que frère de la soutenir, mais le plus grand service qu'il lui ai rendu, finalement, c'est de l'avoir laissée seule.

Elle baissa les yeux. Le souvenir de Lily était dur à raviver. Elle avait mis du temps à faire son deuil, et ça n'avait pas vraiment cicatrisé. Elle ne pouvait concevoir la douleur que Lukas et Morgane avaient ressenti. Des trois, c'était encore Arya qui en était la moins proche, de Lily.

« Et comment va-t-elle? »

Elle releva les yeux vers lui, dans un demi-sourire qui témoignait tristesse et tendresse. Lily n'était jamais vraiment partie, elle était toujours là, quelque part, en eux, vivant à travers le sentiment de vide qu'elle laissait.

« Est-ce que tout va bien, dans l'au-delà? »

Arya était une personne rationnelle ; pas qu'elle ne croyait pas en une quelconque spiritualité, mais elle verrait bien le moment venu. Pour l'heure, elle se contentait d'en faire des fables ; c'était plus symbolique que réellement révélateur.

« Personne ne t'en veut, Lukas. »

Elle repensa à Morgane. Même elle, elle avait fini par avoir des mots gentils. Même elle, elle était passée au-delà de son orgueil pour avouer que c'était sa profonde tristesse qui avait été trop dure à vivre, et qu'elle l'avait noyée sous un océan de colère injustifiée.

« Morgane était outrée, tu sais ? Qu'ils t'enferment. D'abord elle disait que c'était parce qu'elle voulait te refaire le portrait et que derrière les barreaux c'était plus compliqué. Mais ensuite... »

Elle haussa les épaules.

« Elle m'a dit qu'elle était heureuse. Je n'ai pas tout de suite compris. Elle m'a dit « Lily pourra dormir l'âme en paix désormais, et c'est grâce à lui ». »

Arya ne pouvait pas le blâmer. La mort de Lily allait le peser jusqu'à sa mort à lui et c'était ainsi : malheureux, mais inévitable. Le seul soutien qu'elle pouvait lui apporter, c'était d'être là, d'être en vie, d'être de l'autre côté de la zone d'ombre, un pas dans la lumière, et de garder sa main dans la sienne. Elle l'empêchait de sombrer dans des ténèbres plus profondes, elle faisait le lien avec son soleil ; et elle le savait, Arya. Elle ne le portait pas comme un poids, mais comme un honneur, car il ne lui demandait rien, sinon d'exister – de respirer (ironique pour une asthmatique).

Lorsqu'il commença à évoquer la promesse qu'il lui avait faite, Arya haussa les sourcils, un air moqueur au coin de son sourire. Elle voulait croire qu'il plaisantait, et le pensait en vérité, car elle n'imaginait pas qu'il avait eu le temps de lui trouver un quelconque cadeau, avec tout son déménagement.

« Un carton de boules à neige? »

Mais à sa mine sérieuse elle se ravisa d'une moquerie supplémentaire, et elle sembla alors perplexe. Elle acquiesça d'un mouvement hâtif de la tête et après avoir payé l'addition ils retournèrent chez lui. En entrant elle retira sa veste qu'elle déposa sur une chaise et inspecta tous les cartons d'un regard curieux, se retournant vers Lukas.

« Dis-moi qu'il y en a un rempli de boules à neige, et qu'il y en a au moins deux avec des rennes. J'adore les rennes.. »

Elle avait d'ailleurs des pulls de Noël (du très moche au très mignon) avec des rennes dessus, et elle en avait chaque année un nouveau.