[SPEED-DATING] I don't belong here ft. Fenry

J’avais encore du mal à croire que j’avais accepté de venir ici. Le speed-dating, disons que c’était loin d’être mon genre. Tous les gens que je rencontrerais aujourd’hui seraient sans doute des étrangers, comment est-ce que ça suffirait à faire naître quelconque sentiment ? S’il suffisait de deux sourires et de trois informations insignifiantes pour décider de s’engager auprès de quelqu’un ça se saurait. Enfin, il y a bien des gens qui se contentaient d’encore moins pour s’adonner à toutes sortes de choses, mais c’était loin, très loin d’être mon cas. Ceci étant dit, on ne m’avait pas vraiment laissé le choix et, mine de rien, l’idée de rassurer Argus sur l’état de mon cœur brisé avait suffit à me faire docilement accepter mon sort.

C’est donc en compagnie de mon bro que j’avais fait mon arrivée dans la grande salle, peu content d’y trouver tant de monde. Quiconque me connaissait un peu savait que la foule était l’un de mes pires cauchemars. Il me semblait même assez particulier que la solution de choix pour oublier quelqu’un soit de s’exposer à un grand nombre d’étrangers qui n’avaient probablement rien en commun avec soi-même sinon la volonté de combler un profond vide affectif. Ouais, je vais pas gagner de prix pour l’optimisme aujourd’hui, c’est une certitude. Pire, je n’avais pas fait d’effort particulier pour me préparer. Un jean sombre, des converse et un t-shirt gris constituaient mon ensemble. Simple, sobre, normal. Avec un peu de chance je pourrais passer semi-inaperçu et m’en tirer sans avoir dû offrir trop de faux sourires polis.

Je fus tiré momentanément de mes pensées par l’arrivée de Dorothy qui, avec le plus grand des enthousiasmes, venait nous montrer sa robe et demander notre avis. Ah ouais, quand même. La Serdaigle avait vraiment mis le paquet, tout un contraste à côté de mon bro et de moi-même. Mon camarade y alla d’ailleurs de deux pouces levés tandis que, pour ma part, je me contentai d’une approche plus sobre, avec le sourire. « C’est très joli. » La robe était élégante, d’une très belle couleur et bon, je m’y connaissais pas plus que ça dans le domaine, mais en tout cas elle lui allait bien. Et le moment que je redoutais était arrivé sans que je puisse rien y faire. J’avais salué Gus avant de prendre mon courage à deux mains et de me diriger vers une table. C’est le début de la fin, comme on dit.

Malgré les bons conseils de Gus, j’étais ce que j’étais : un gars borné et qui ne s’était pas présenté à cette activité avec l’esprit le plus ouvert du monde. Certes, ça ne m’empêchait pas d’être poli avec les gens qui me semblaient sympathiques ou particulièrement stressés. Je leur souhaitais de passer une bonne journée et espérais pour eux qu’ils trouveraient ici ce qu’ils recherchaient désespérément. Et puis il y avait les autres. Les cas. Ceux-là me faisaient moins plaisir et, forcément, je me refermais sur moi-même. Pire encore, j’avais repéré Payne au loin, ce qui m’avait évidemment fait serrer la mâchoire. Pourvu qu’il ne se retrouve pas face à Gus ou à Dorothy. Quelle idée aussi, de nous inscrire à ce truc. Au moins si j’avais eu le choix. Enfin, je ne serais pas venu, purement et simplement.

Assis seul à une table vide entre deux rencontres, je me laissais vagabonder dans mes pensées en espérant vaguement que l’on oublie de s’asseoir face à moi. Si deux ou trois personnes pouvaient simplement passer au suivant comme on dit. Une pause serait plus que la bienvenue. Surtout que je ne savais même pas quoi chercher chez ces gens. Le seul truc que je remarquais, c’est qu’aucun d’entre eux n’était Bertram, évidemment. Je ne pouvais m’empêcher de comparer. Pas aussi vif d’esprit, pas aussi mignon le sourire, pas aussi cultivé, pas assez de malice au fond du regard. Dire que j’avais dit à Gus que d’essayer de passer à autre chose était peut-être la meilleure chose à faire. S’il savait, sans doute me serais-je fait taper sur les doigts. Puis après venait l’autre problème : devais-je donc m’intéresser aux gens qui m’évoquaient le Serdaigle ou, au contraire, prioriser les gens qui s’en démarquaient le plus ? Pffh. Faudrait déjà que j’aie envie de m’intéresser aux gens tout court.

Et non, la prochaine sur la liste n’a pas passé tout droit. Je suis tiré de mes pensées par la nouvelle arrivante qui, déjà, mentionne avoir trouvé celui qui a le moins envie d’être là. Je ne peux pas dire qu’elle a raison, considérant que je n’ai pas encore parlé à tout le monde, mais il y a au moins 80% des chances qu’elle ne se trompe pas. Disons 85%, parce que tant qu’à être pessimiste, autant le faire de manière assumée. C’est ma veine. Et c’est encore plus marrant, semi-vampire, tout ça. Ouais non, laisse tomber Ethan, tu seras jamais dans l’humour toi. Au moins l’ironie m’arrache l’ombre d’un sourire. En deux phrases, cette demoiselle a déjà l’air plus intéressante que les trois dernières. Ceci étant dit, ou plutôt pensé, je me dois de lui répondre, n’est-ce pas ?

« C’est si évident ? Navré. »

J’espère tout de même qu’elle ne le prendra pas mal, considérant que ce n’est vraiment pas sa faute. Sans doute devrais-je au moins faire un effort. Tant qu’à lui faire perdre son temps, autant au moins éviter de faire la gueule tout le temps qu’elle passera assise face à moi. Je me redresse donc sur mon siège, me force à prendre un air plus éveillé, plus intéressé. Allant droit au but, c’est elle qui se charge des présentations et qui… connait déjà mon prénom ? Peut-être l’a-t-elle entendu à partir d’une table voisine ? Je sais bien que je fais partie de l’équipe d’hippoball, mais je ne peux quand même pas être si connu que ça, n’est-ce pas ? J’apprends d’ailleurs qu’elle s’appelle Fenry. Je suppose que ça devrait me dire quelque chose, ça m’évoque quelque chose, mais je ne sais plus trop ce avec quoi c’est supposé rimer. Il faut dire que je suis plutôt du genre renfermé, à ne pas trop me soucier des cliques et des gens que tout le monde connait et tout ce qui s’en suit. Mes amis me suffisent amplement et je peux les compter sur les doigts d’une seule main.

« Enchanté. »

Réponse brève parce que, honnêtement, que dire de plus ? La suite est tout aussi surprenante. Mes potes auraient compris ? Probablement, mais c’est pas la question. J’avais un peu envie ? Oui et non. Je ne suis pas ici par envie de participer à un speed-dating, le concept même est ridicule. On ne peut pas apprendre à connaître quelqu’un en deux minutes, on ne peut pas s’attacher à quelqu’un aussi rapidement. Et quel intérêt à vouloir l’amour de quelqu’un qu’on ne connait même pas ? Le seul truc qui m’avait motivé à venir, c’était la réalisation que j’étais en train d’inquiéter Argus, encore. Venir ici, c’était une façon de lui dire qu’il pouvait se détendre, qu’il n’avait pas à s’en faire pour moi et que tout allait bien. Évidemment, en mon âme et conscience je savais que ce n’était pas tout à fait honnête et je m’en voulais, mais si cela pouvait lui permettre d’avoir l’esprit tranquille alors pourquoi pas ? Faire passer ses amis avant soi, c’est pas un peu ça, Poufsouffle ? Mais… Comment elle sait ça aussi ? Elle s’excuse, commence à dire que c’est… ?

« Évident aussi ? »

En soi le raisonnement se tiens. Si j’ai pas envie d’être ici, mais que j’y suis quand même, c’est forcément parce qu’on m’a forcé la main. C’était assez inattendu, toutefois, un tel niveau… d’empathie ? Je suppose que c’était le mot, n’est-ce pas ? Plutôt que de se présenter pour se vendre ou au lieu de me poser des questions, Fenry avait rapidement déterminé la situation dans laquelle j’étais, en misant dans le mille, et venait de m’offrir un brin de sympathie. Enfin, j’avais l’impression que s’en était. Trop naïf ? Trop optimiste ? Peut-être, mais j’étais le premier à penser que tout le monde méritait sa chance. Je n’avais pas trop le choix, l’inverse aurait été hypocrite. Comment pourrais-je me permettre de juger les gens sur des premières impressions et, derrière, être choqué lorsque l’on me classifiait hâtivement du côté des abominations de ce monde ? Enfin, comme toujours, je réfléchissais trop. La conversation ne va pas beaucoup avancer si tu la passes dans ta tête, Ethan.

« C’est pas grave, t’inquiète pas. Je fais un double DEMA, médicomagie et défense magique et occultisme. Et toi ? »

Je joue aussi à l’hippoball, parfois je fais du tutorat avec des élèves plus jeunes ou en difficulté et j’allais au club de potions avant, mais disons que j’ai plus trop le temps avec mon horaire de ministre. Sauf que ça fait beaucoup d’informations et qu’elle se fout probablement de la majorité de celles-ci. Vu le nombre de gens que l’on rencontre et la vitesse à laquelle ils s’enchaînent, je sais que j’en aurai oublié plus du trois quarts avant la fin de la journée. Après c’était certes cliché comme façon de faire avancer les choses, mais bon. Si j’étais doué pour me vendre et faire la conversation ça se saurait.

Extra-lucide ? C’est supposé vouloir dire quoi ? C’est une voyante ou quelque chose comme ça ? Vrai que la divination est une matière qui s’enseigne, même si je suis l’un des premiers à manifester mon scepticisme sur la question. Ou alors… L’envie de commencer à réciter Mary had a little lamb dans ma tête se fait plutôt forte, mais ce serait ridicule, n’est-ce pas ? Déjà je ne sais pas si c’est ce qu’elle sous-entend et deuxièmement je ne connais même pas les paroles jusqu’à la fin. Pas très pratique. Surtout que, si je suis occupé à réciter une comptine vieillotte, bonne chance pour faire la conversation normalement. Puis si on peut lire dans ma tête alors que je chante une chanson, autant choisir un truc meilleur que ça pour prouver que j’ai de bons goûts musicaux. Bref. J’essaie de me rassurer en me disant qu’elle n’est peut-être pas legilimens, parce que de toute façon c’est rare et bon, y’a rien de si intéressant que ça dans ma tête. Enfin, rien à part peut-être… Concentration. Juste au cas. Elle est en défense magique et occultisme, en dernière année. Je me demande vaguement ce que Fenry compte faire après les études, ne serait-ce que par la force de la curiosité la plus élémentaire. Je me contente toutefois de répondre platement, tout connement parce que j’ai pas beaucoup de talent pour discuter avec les inconnus.

« C’est cool ça. »

Être en dernière année. Et on ne mentionnera pas que l’usage du mot « cool » me fait intérieurement cringe, parce que même moi je suis capable de reconnaître que j’aurais pu faire mieux. Et là, hors de nulle part, Fenry me surprenait, encore. Ils ont tort s’ils me traitent effectivement comme quoi ? J’ai rien dit, n’est-ce pas ? Je repasse rapidement la conversation en revue. Ouais non, j’ai rien dit. J’ai rien dit à haute voix. One for sorrow, two for joy. Three for a girl, four for a boy. Five for silver, six for gold, seven for a secret never to be told. Bien joué, Ethan. Récite une comptine où l’on compte des corbeaux, ça t’évitera de penser à Bertram tiens. Imbécile. Reprends-toi. Elle parle de mon vampirisme là, pas moyen de me tromper puisqu’elle va jusqu’à parler de mes crocs, que je vais nerveusement effleurer du bout de la langue, bouche fermée bien sûr. Fenry continue sur sa lancée, parle de l’encadrement, des mesures prises par l’école. Elle n’a pas tort. Je sais que moi en tout cas, j’ai jamais mordu personne. Et puis la fin. C’est idiot d’avoir peur.

Elle sait que je suis un semi-vampire. Je parierais même qu’elle le savait au moment de s’asseoir face à moi, peut-être même avant. Et elle s’est assise quand même, elle n’a pas pris la fuite et viens même de me dire qu’ils ont tort d’avoir peur de moi. À partir de là, si Fenry est vraiment une legilimens, ne serait-ce pas injuste de la juger hâtivement pour ça ? Bien sûr, si elle pouvait lire dans mes pensées, elle pourrait tout entendre, potentiellement utiliser les informations glanées, parce que le savoir c’est le pouvoir. Mais là encore, j’étais un semi-vampire. Je pouvais, potentiellement, lui planter mes canines dans la gorge et la vider de son sang. Est-ce que j’allais le faire ? J’en avais pas du tout l’intention en tout cas. Peut-être que c’était aussi son cas au fond ? Ce n’est pas parce qu’on peut faire quelque chose ou qu’on y pense qu’on en a nécessairement envie. Parfois on veut juste faire la bonne chose. Être quelqu’un de bien pour prouver qu’on ne se limite pas à une étiquette. Tu fais pas un peu beaucoup de projection là, Ethan ? Ouais, probablement. Mais je pense quand même que c’est la meilleure chose à faire, là tout de suite. Lui offrir le bénéfice du doute parce que, même si j’ai raison, même si elle entend tout ce que je pense depuis tout à l’heure, Fenry ne m’a dit que des choses gentilles. C’est sur ça que je devrais la juger, pas autre chose.

« Merci. »

Je pourrais élaborer, mais je crois pas que ce soit nécessaire. Soit j’ai tort et j’ai juste l’air de la remercier parce qu’elle a admit qu’on était bien encadrés et qu’il n’y a pas de danger. Soit j’ai raison et elle sait que je la remercie pour le choix qu’elle a fait de me dire des trucs positifs malgré tout ce qu’elle a sans doute déjà amassé sur moi. Mais en même temps, tout ça me rend curieux. J’aurais tellement de questions à lui poser, tant d’un point de vue d’apprentissage que d’un point de vue moral ou éthique. Exemple tout con, je préfère juger les gens sur leurs actes plutôt que sur leurs intentions ou que sur leurs pensées parce que l’on peut penser des trucs négatifs, mais quand même choisir de faire ce qui est bien, ce qui va améliorer les choses pour tout le monde. Mais c’est facile à dire pour moi, je n’entends pas les pensées des autres. Je me demande si, pour elle, c’est différent. Si ce serait seulement possible de faire comme moi. Et même, avant ça, ça doit être difficile de penser à soi-même, non ? C’est ce qui motive la question que je formule à haute voix, parmi toutes celles que j’aurais pu poser. Toutes celles qui me tournent en tête.

« Et toi, tu penses à quoi ? »

Je suis fort curieux de savoir ce à quoi elle, elle pense. Forcément. C’est supposé être une rencontre, une conversation, un partage. Si Fenry a accès à toutes mes pensées, mais que je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans sa tête à elle, alors ce n’est pas très égal. Ses réflexions doivent être tout aussi intéressantes que les miennes, sinon plus. Je pense qu’on n’a rien à faire là. On ? Elle m’inclut aussi là-dedans ? En même temps forcément, je n’ai pas envie d’être là donc. Ouais. C’est juste bizarre du coup cette impression. Comme si nous étions deux outcast au milieu d’un groupe de gens. La suite est intéressante également. Ça tombe sous le sens, bien sûr que rencontrer quelqu’un doit être difficile. Même les gens qu’elle connait déjà, ça doit être compliqué.

En même temps tout cet événement est absurde, le concept même du speed-dating est totalement ridicule. La vie de personne ne sera changée par un truc de ce genre-là parce qu’on peut pas apprendre à connaître quelqu’un en cinq minutes chrono. Enfin, je ne veux pas l’interrompre… Quoi que même sans parler je l’ai peut-être déjà fait. Si elle peut entendre mes pensées alors… Ouais. Je dois me concentrer. Trop penser pendant qu’elle parle ce serait impoli, je ne veux pas l’interrompre. Mais comment je peux penser à ce qu’elle dit et préparer des réponses sans penser… Tu t’enfonces Ethan, reviens au moment présent.

Je dois avouer que d’entendre les pensées des gens ça ne doit pas être plaisant. Suffit de penser aux pensées intrusives, aux trucs totalement aléatoires qui peuvent passer. Genre je sais pas moi, imaginons que je pense à un canard qui danse la samba avec des maracas. Encore c’est juste chiant, c’est pas nécessairement choquant, mais il y a des trucs bien plus glauques qui peuvent passer dans la tête des gens. Vaut mieux ne pas me lancer sur cette route, je sais pas à quel genre de trucs je pourrais penser et j’ai pas nécessairement envie de l’exposer à des trucs désagréables. La conversation revient d’ailleurs vers moi. Qu’est-ce que tu ferais ?

C’est difficile comme question. Je n’en ai absolument aucune idée. Je suppose que je ne voudrais pas savoir, mais en même temps c’est hypocrite. Si je pouvais savoir, que ça ne me coûtait rien, que les gens ne pouvaient jamais le savoir. Bien sûr que ce serait tentant. Et dès lors que ça devient une habitude, comment arrêter ça ? C’est dans la nature humaine de vouloir savoir. Je sais pas du tout ce que je ferais ou comment je pourrais gérer ça et, quelque part, j’ai l’impression de comprendre ce qu’elle veut dire en parlant de malédiction.

Enfin, non, quand même pas. Tant que je ne l’ai pas vécu, tant que je ne suis pas à sa place, je ne peux pas tout à fait comprendre. J’ai ma propre « malédiction » et je peux compatir jusqu’à un certain degré, mais ça ne me permettra jamais de comprendre. Tout comme, je l’espère, elle ne connaîtra jamais la crainte de sévèrement blesser son entourage simplement parce qu’elle n’a pas su gérer une fringale.

« Est-ce qu’il y a quelque chose que je puisse faire pour rendre cette rencontre moins désagréable du coup ? Enfin, ce ne sera jamais qu’une seule rencontre dans tout ton après-midi, mais ce serait sans doute déjà mieux que rien, non ? »

J’avais voulu me montrer compréhensif, accommodant, en demandant s’il était possible pour moi de faire quoi que ce soit pour rendre cette rencontre plus facile, voir plus confortable. Si la réponse n’était pas celle que j’avais espéré, je devais admettre que ça faisait plaisir. Enfin, ça me soulageait en tout cas. C’est même avec le sourire qu’elle me félicita pour avoir réussi à lui parler pendant dix minutes sans qu’elle ne s’ennuie. Devrais-je être flatté ? On va dire que oui. Je lui souris donc en retour et fais mine d’incliner la tête en guise de remerciement comme l’aurait fait un artiste pour son public après une représentation.

« Merci, merci. Ce fut un plaisir. »

Quelque part c’était un sentiment partagé, moi aussi j’étais agréablement surpris par cette rencontre. Enfin, était-ce gênant de le penser ? Normalement non, mais là… C’est sans doute trop tard pour me poser la question. Si elle a entendu, il n’y aura pas de retour en arrière. Vaut mieux simplement l’accepter et passer à la prochaine interrogation de la demoiselle, qu’elle formule à voix haute. Ça a d’ailleurs le mérite d’être très pertinent, bien que mon sourire s’amoindris. Elle a raison, je ne cherche pas l’amour. Loin de là même. Mais alors quoi ? Qui ? Je déglutis alors que l’image de Bertram me vient en tête. J’essaie de le chasser de là, je ne voudrais pas lui créer de problèmes. Peut-être que je devrais déjà commencer par répondre à Fenry histoire de me concentrer sur autre chose.

« C’est… délicat. Et un peu gênant. Heureusement je n’ai pas besoin d’en parler à voix haute, n’est-ce pas ? »

Je tente un nouveau sourire, bien que celui-là ne soit pas aussi sincère que ceux qui l’ont précédé. Comment faire ça, comment dire ça ? Peut-être que je dois y penser très fort ? Le répéter plusieurs fois ? Je suppose que je ne peux que me concentrer et espérer qu’elle va l’entendre, je n’ai pas de raisons de douter de sa capacité à le faire maintenant. Même que j’ai qu’à y penser au lieu de me demander comment le faire. Simple comme bonjour au fond. Je me suis attaché à quelqu’un et je n’aurais pas dû et c’est impossible entre nous alors voilà. J’ai des amis attentionnés qui ont décidé de me convaincre de venir participer au speed-dating dans l’espoir de me changer les idées et, je suppose, de me montrer qu’il y a d’autres poissons dans l’océan. Que ce qui s’est produit n’est en rien une finalité. C’est bon, elle a entendu ? Je veux dire… Tu as entendu ?

« Si non je peux répéter, au besoin. »

Dire ça à voix haute m’arrache un nouveau sourire. C’est incongru, bizarre. Ça demande un temps d’adaptation. Et maintenant que je lui ai répondu, je suppose qu’il est naturel pour moi de lui retourner la question, non ?

« Et de ton côté ? Pourquoi avoir accepté de subir une telle épreuve en sachant très bien que tu risques d’y perdre encore plus foi en l’humanité ? »

Ah c’est bon ! Elle a entendu. C’est cool. Ça m’arrache un sourire. Je repense à mon premier vrai moment avec Argus, mon bro. Deux gamins de onze ans, l’un en pyjama et l’autre en uniforme beaucoup trop tôt le matin, marchant en direction de l’infirmerie pour y chercher mon déjeuner. J’avais avoué à Gus ce que j’étais et, contrairement aux autres, il avait trouvé ça « trop cool ». Et ça m’avait fait plaisir. Je me demande si ça ferait aussi plaisir à Fenry qu'on lui dise que sa légilimancie est cool. Enfin, si ça se trouve elle est déjà dans ma tête et elle vient de voir l’anecdote par ses propres moyens. Faut vraiment que je m’habitue. Heureusement la conversation continue et je lui demande ce qui l’a décidée à subir cette épreuve. Dur avec moi-même ? Ah, non, je parlais du speed-dating en général, pas que de me parler. Mais bon, la réponse ne tarde pas et je dois dire que c’est mature et sérieux. Peut-être aurais-je mieux fait de ne pas en parler de manière si détachée. I should know better, moi aussi j’ai les contacts sociaux difficiles.

J’hésite à creuser la question plus en profondeur et ne sait pas trop comment relancer, mais la jeune femme me devance. Pourquoi est-ce impossible ? Je n’ai pas forcément envie d’en parler, quoi que d’un autre côté pour une raison que je ne m’explique pas, ça ne me dérange pas. C’est un de mes petits « défauts », lorsque je croise quelqu’un ayant vécu des épreuves auxquelles j’arrive à compatir grâce à mes propres expériences, je suis plus ouvert. J’accorde ma confiance plus facilement. Puis son optimisme fait presque plaisir, même si je n’ai pas l’impression qu’elle y croit. C’est ce que sa mère disait. Sa mère aurait-elle changé d’avis ? Ou peut-être que ses parents à elle aussi ne sont plus ensemble. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave quand même. Ethan, sombre imbécile elle peut lire tes pensées.

« Je suis désolé. C’était pas très délicat. »

Je me passe une main dans les cheveux, le regard fuyant. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas. Et maintenant j’ai d’autant plus de raisons de lui répondre. Il faut bien que je me rachète et que j’oriente le sujet vers autre chose. Je ne voudrais pas la rendre mal à l’aise ou lui évoquer de mauvais souvenirs malgré moi.

« C’est impossible parce qu’il a déjà quelqu’un d’autre. Voilà. Je n’ai pas été choisi et la vie continue. »

De toute façon au final tant qu’il est heureux, c’est l’important. Même si ça me fait mal d’y penser, que je regrette que tout ne se soit pas passé autrement et que je vais devoir me répéter que ça me va encore au moins cinq cents fois avant que ça me rentre en tête. S’il est heureux alors je peux vivre avec ce poids accroché à mon cœur.

Au moins elle a toujours le sourire donc je suppose que c’est bon signe, n’est-ce pas ? Même qu’elle ne semble pas avoir mal pris mes petites réflexions indiscrètes. Quel soulagement. La discussion s’oriente donc vers Bertram… Je veux dire. Vers le garçon mystère dont on est en train de parler. En même temps de qui je me moque, sans doute qu’elle sait qui c’est. Enfin, sauf si elle ne l’a jamais rencontré. Mouais, elle a déjà entendu parler de ses pulls au minimum, c’est certain. Et est-ce que je lui avais déclaré le genre de sentiment que j’entretenais à son égard ? Je détourne les yeux, ma main se pose contre ma nuque et je repense malgré moi au soir du nouvel an, à ce moment passé seuls sous la neige qui tombait paresseusement. Je repense à… Non. C’est entre lui et moi. C’est pas le moment d’y penser. C’est entre lui et moi, mais il est au courant. Le vrai problème c’est que je sais pas si, de son côté, c’était aussi important que ça l’avait été pour moi. Si ça avait été aussi sincère.

Au moins la demoiselle rigole à nouveau et, quand elle rit, j’ai l’impression que ces sujets sensibles deviennent tout de suite bien plus légers. Ça me détend, d’une certaine façon. Je suppose qu’elle n’a pas tort. Mon cœur ne sera pas à prendre tant que je n’aurai pas réussi à tourner la page. Et qu’il n’y a donc pas la place pour moi.

« Comment ça ? »

Je veux dire on communique bien là, on passe un moment agréable, y’a rien qui nous empêche de discuter à nouveau à l’occasion. Mon cercle d’amis est plutôt limité alors en vrai une personne de plus ça ne peut pas me faire de mal, surtout qu’elle est sympa. Pardon, que t’es sympa. C’est pas très poli de parler de quelqu’un qui m’entend à la troisième personne du singulier. Mais alors qu’est-ce que tu veux di— Oh.

« Oh tu veux dire… ? Dans le sens… ? Oh. Euhm. »

Je regarde ailleurs, foutrement gêné tout à coup. Enfin, tu blagues, n’est-ce pas ? Je veux dire… n’est-ce pas ? Est-ce que ça veut dire que j’ai merdé ? Je sais pas, qu’est-ce qui compte comme avoir merdé ? En même temps je suis pas trop venu pour ça alors je sais pas si ça compte comme un échec. Mais déjà est-ce que c’est ce que tu voulais dire ? Non parce que sinon tu dois être en train de te foutre de ma gueule, mais d’une force… Et le pire c’est que, même en m’adressant directement à elle dans ma tête, je continue de réfléchir comme si elle ne pouvait pas m’entendre. Bordel que je suis con.

Bon, d’accord, là je suis à peu près certain qu’on se moque de moi. Ça ne l’attriste pas vraiment, si ? Enfin, tu ne dirais pas ça avec le sourire si c’était sincère, n’est-ce pas ? Je commence à me calmer un peu, à me faire plus serein. C’était donc bien une blague, tu m’as fait peur sur ce coup-là. Je suis tellement… aveugle et handicapé pour ce genre d’échanges. Le flirtage et ces trucs là c’est juste hors de ma portée. Je préfère apprendre à connaître les gens, construire une relation de confiance, les découvrir au jour le jour et simplement laisser se faire les choses. Raison de plus pour laquelle c’est stupide de m’avoir inscrit à un speed-dating, mais passons. Là, je suis encore en train de me faire troller.

« Mais non mais… ! »

Je regarde ailleurs, je baisse la tête, je me cache le front avec la main. J’ai honte et en même temps… Ils sont très bien ses pulls. Ils sont originaux et précieux, comme lui. Et c’est pas que les pulls. Il a l’esprit vif, il s’est toujours porté volontaire pour me donner un coup de main, il a une très bonne répartie et… Ta gueule Ethan. Juste, ta gueule. Je suppose que t’as raison, tu peux pas m’aider à ce sujet. Personne ne le peux, vraiment. Je dois juste attendre que ça passe. Et même si son esprit ne t’était pas fermé, je pense que je ne voudrais pas savoir. Je préférerais qu’il me dise lui-même ce qu’il en était et, peu importe la réponse qu’il me donnerait, je pourrais simplement lui faire confiance parce que c’est ce qu’il aurait choisi de me dire. Et Bertram n’est pas de ceux qui acceptent d’être vulnérables devant n’importe qui. Enfin, en même temps je suppose que je l’ai un peu, ma réponse. Il est encore avec Beckett donc bon. Je veux dire… Garçon mystère numéro un est encore avec son copain, garçon mystère numéro deux ! Pourquoi je me donne encore la peine de faire ça ? Quant à ce que t’as vu…

« Même si je voulais l’effacer, même si je voulais passer à autre chose, je sais pas si je pourrais. Je pense que ça restera toujours là, d’une façon ou d’une autre. Je me suis un peu résigné à ça. »