Fly me to the moon - Luke

Le vent soufflait dans la masse quasi-autonome de cheveux d’Aïssatou, qui commençait à se demander de plus en plus ce qu’elle fabriquait là. Non seulement l’aspect du balai qu’elle tenait en main, vague relique prêtée aux premières années, mais aux premières années d’il y a quatre décennies, ne lui inspirait aucunement confiance, mais la douleur de sa jambe, bien qu’atténuée grâce à un baume de son cru, lui rappelait qu’elle aurait du abandonner le rêve de pouvoir revoler un jour depuis longtemps déjà.

Et pourtant.

Et pourtant, Luke et sa gouaille légendaire, et son culot formidable, et son inébranlable confiance, l’avait convaincu de refaire un test, juste un petit test, afin de lui prouver que le vol, c’était encore possible. Un frisson parcourut son corps le long de sa colonne vertébrale, et l’absence de vent la fit grincer des dents. Elle n’avait pas froid. Elle était morte de peur. Bon sang, c’était vraiment une sale idée d’être venue jusqu’ici, et l’idée de faire demi-tour pour fuir le terrain avant d’envoyer un texto d’excuses bidons se fit de plus en plus présente. Mais l’option salvatrice s’envola en fumée en voyant, au loin, la silhouette du professeur de vol qui l’attendait.

Peste soit des vêtements colorés, songea-t’elle, avant de s’avancer, boitant légèrement. Et peste soit de cette jambe pourrie, et peste soit de l’Autre, ombre éternelle qui pesait aujourd’hui encore sur son existence par les moyens qui lui restaient : une jambe couverte de cicatrices répugnantes, et une sale manie de regarder constamment derrière elle. Mais si elle réussissait ne serait-ce que cinq minutes à s’envoler sur ce foutu balai, alors il s’en irait encore un peu plus, et , de petits avancées en grandes envolées, finirait tout à fait par disparaître.

Rappelle toi pourquoi tu le fais.

Plus jamais elle ne se soumettrait aux caprices de l’Autre, et plus jamais elle ne courberait l’échine devant les caprices d’un homme de son genre, s’était-elle promis en arrivant à Poudlard. Et plus jamais elle ne tremblerait au moment de se libérer d’une des innombrables entraves qu’il avait pu poser sur son esprit d’adolescente, puis de jeune femme. Plus. Jamais.

Plus jamais il ne prendra ta vie.

Ragaillardie par ces pensées, Aïssatou accéléra un peu le pas. Elle allait le faire. Elle allait lui montrer, et tous leur prouver, même si tous ignoraient. Elle n’était plus cette adolescente naïve et manipulable. Elle était Aïssatou Cissé, professeur de potions, et une putain de femme forte qui allait dompter ce balai, grimper dessus, et s’envoler vers les étoiles pour reprendre le contrôle de son existence. Merde, alors. Et ce n’était pas un type à l’autre bout de la planète et une jambe douloureuse qui allait empêcher son ascension vers les hautes sphères, littéralement parlant, songea t’elle en jetant un regard vers les anneaux de Quidditch. Et si tout se passait bien, peut-être même qu’elle pourrait emmener la vieille Fatou avec elle, qui avait toujours eu trop peur pour grimper seule sur un engin pareil. Et elle l’emmènerait voir son Patronus en vol pour la toute première fois. Oui, elle allait adorer voler avec les oies sauvages en migration, et après, elles iraient chez Tissard et Brodette choisir de nouveaux tissus pour leurs robes, et elles s’offriraient un chocolat chaud en terrasse du chemin de Traverse, et la vieille dame rirait, de son rire qui réchauffait les cœurs les plus meurtris, et enfin elle pourrait convenablement la remercier, la chère Fatou.

Mais auparavant, il fallait s’assurer qu’elle était bien capable de le faire. Et pour cela, il y avait ce bon Luke, qui lui dédiait une heure de son temps. Elle lui adressa un large signe de main.

« Bien le bonjour, cher collègue ! C’est ici, le cours de balai pour les cons et les non-comprenants ? Parce que si c’est le cas, la pire élève de ta vie vient d’arriver. »

Elle éclata de rire et lui adressa un clin d’œil. Rire, pour oublier la nervosité. Rire, pour se dire que tout allait bien se passer.

Les futurs champions, alors? Aïssatou éclata de rire , et avisa intérieurement qu'à moins de démocratiser les équipes de plus de cinquante ans, tout ceci risquait d'être assez compliqué. (Ceci étant dit, elle aurait adoré, bien qu'elle aie plus que passé l'âge , pouvoir voler une fois avec l'équipe du Sénégal ou encore avec les fameux Tueurs-de-Géants de Gimbi. Messieurs, si vous me lisez...)

Le sourire aux lèvres, elle adressa un genre de salut militaire à Luke.

"Prête, capitaine! On va leur mettre minable, aux Mous-Du-Genou de Liverpool!"

Toujours rire, pour oublier la tension qui monte, les mains qui tremblent et le ventre qui se noue, et les ombres qui appellent et qui entraînent vers la nuit. Toujours sourire, pour oublier le handicap, la douleur, la presque-mort.

Aïssatou apprécia les mots d'encouragement de son collègue, et ils lui firent l'effet d'un baume consolateur. Ses mains devinrent plus fermes, et ses genoux moins faibles. Bien sur, que tout allait bien se passer. Elle pouvait lui faire confiance, à lui, même s'il avait le malheur d'être un homme, et elle était presque convaincue qu'il ne la laisserait pas tomber. Une pensée obscure , intrusive et dégueulasse, obscurcit néanmoins son esprit l'espace d'un instant. Et si il était comme l'Autre, comme l'infâme? Et si elle chutait, devant son rire non plus chaleureux et hystérique, pour s'écraser dans l'herbe, dans son estime, et face à l'immensité de son échec?

Il ne fallait pas y penser. Luke de devait pas...ne pouvait pas être ainsi. Il était là pour l'aider, et il le ferait correctement, c'était certain. L'âme un peu moins lourde, elle se reconcentra sur l'état de son balai, et suivit le professeur de vol vers la réserve.

"Je t'avouerais que ça fait tellement longtemps, j'ai pris le premier qui passait dans le seul placard qui ouvrait, je m'étais dit que pour un premier essai ça irait.. Mais maintenant que t'en parles, à tous les coups, j'ai du aller voir dans le placard d'il y a deux siècles. Tu sais bien ce que c'est, les trousseaux de clés du personnel. A Poudlard comme partout, t'en as deux qui te servent vraiment, et le reste, c'est de l'exploration totale."

Ceci était en partie vrai. Elle se servait non pas de deux, mais de trois clés, et avait découvert avec plaisir que l'une de celles sans nom ouvrait l'accès aux salles de métamorphose, qui ne lui servaient pourtant à rien. Arrivée avec son compagnon devant le vrai placard, avec de vrais balais, elle eut un mouvement de recul.

"Par contre, chef, je compte sur toi pour ne pas me coller un genre de fusée ou un balai avec le caractère d'un cerbère, parce que je te promets que j'ai déjà assez à gérer avec ma petite personne. T'as pas un genre de modèle, disons, docile, doux, et adapté aux débiles dans mon genre? Un genre de paquebot?"

Elle avait déjà vu les balais des jeunes joueurs de Quidditch et leur réactivité folle, et angoissait rien qu'à l'idée de devoir grimper dessus. Elle n'était pas là pour devenir attrapeuse, et espérait bien maîtriser son engin du premier coup.

"Si t'as un balai spécial troisième âge, en fait, ce serait parfait. Un truc pour pas que les chapeaux des mamies s'envolent, tu vois le style?"

Le balai était fait pour les apprenties batteuses, alors? Cela ne rassurait pas Aïssatou du tout, et, tandis que son ventre se serra en se souvenant des cognards, des battes, et des pirouettes des sorcières jugées sur ces engins, elle se contenta d'un sourire faiblard en direction de Luke. Elle. Allait. Tellement. Tomber. De. Son. Balai. Inspiration, expiration. Que les grands sorciers d'Uagadou lui viennent en aide, et que son corps soit rapatrié via le ministère béninois de la magie vers la terre qui l'avait vue naître. On allait cesser de chanter pendant huit jours, et tandis qu'elle serait recouverte du linceul blanc et rincée des eaux amères, les pleureuses hurleraient sur le passage de son cercueil.

Non.
Il ne fallait pas y penser. Pas maintenant. Elle allait s'en sortir, et son balai était un fier destrier au robuste manche d'érable et à l'assise qui semblait presque confortable. Elle le sentit vibrer légèrement dans sa main, et avala sa salive.

Il fallait bien y aller, de toutes façons. Même si chaque pas sur le gazon du stade pesait plus lourd que le précédent, même si la jambe faisait de plus en plus mal et même si le souffle se faisait chaud, court, et saccadé. Ce n'était pas le moment d'angoisser, pourtant, mais le ciel au dessus d'elle ressemblait plus à un immense trou noir quoi voulait l'aspirer pour qu'elle ne revienne jamais.

Elle perdit totalement son sourire l'espace d'un instant lorsque Luke lui suggéra de grimper sur le balai et de taper contre le sol pour s'envoler, et sa belle confiance qu'elle avait en arrivant fuit lâchement, la laissant seule avec l'équivalent d'un bout de bois entre les mains. Il était hors de question qu'elle grimpe sur cet engin, tout bien réfléchi.

"Donc, je grimpe dessus, je tape du pied, et je m'envole vers les cieux. Et dans peu de temps, on monte une équipe de profs. Facile!"

Mais elle ne bougea pas d'un cheveu, tentant de rire pour retarder le moment fatidique.

"Par contre, c'est moi qui m'occupe des dossards, hein, parce que quand c'est le directeur qui s'en occupe, je trouve que c'est assez vilain. T'aurais du voir mon bureau a mon arrivée, c'était moche, mais moche, on aurait dit une tanière de troll."

Pour le moment, c'était assez discret, mais elle n'avait toujours pas fait un seul mouvement avec son balai, et si elle continuait à retarder l'inévitable comme cela, Luke finirait bien par faire une remarque.

"Encore que dans une tanière de troll on aurait pu trouver des composants pour faire une potion sympathique, même si un ongle de troll ça rentre assez mal dans un chaudron. Est-ce que je t'ai raconté là fois ou, d'accord, j'ai la méga trouille, et ça devient débile, je vais grimper sur le balai et on verra bien ce que ça donne, si des premières années peuvent le faire, moi aussi, hein, y'a pas de raisons, puis y'a bien des mamies qui le font pareil, donc je vois pas pourquoi moi j'y arriverais pas, hohoho, hahaha, allez, je grimpe, me regarde pas comme ça."

Il était grand temps d'arrêter de déconner dans tous les sens et de passer aux choses sérieuses. Enroulant d'un claquement de doigts son wrap de tête,elle adressa un large sourire qui trahissait une panique imminente et enfourcha la bête, dont elle saisit le manche avec des mains plus tremblantes que jamais. Grande respiration.
Trois.
Deux.
Un.

Elle envoya un coup dans le sol, et ferma les yeux.
Rien ne se produit.

Ah.

"Bon. Je vais réessayer, héhéhé, hohoho, allez, hue, dada, y'a bien des écoles ou ils font ça sur des troncs d'arbres, hihihi, héhéhé, hahaha."

Second coup de pied.
Aucun effet notable.
Aïssatou leva les yeux au ciel, et sembla oublier un instant la présence de Luke (qui devait très certainement se facepalmer jusqu'à la Lune).

"Aïssatou, ma grande, tu as trente ans, tu as yu des trucs bien plus terrifiants dans ta vie qu'un malheureux manche en bois avec des brindilles au cul,  alors tu vas renvoyer un dernier coup par terre, et tu vas réussir a t'envoler sur ce balai à la con, parce que c'est toi le chef et c'est pas lui qui décide, bon dieu de merde. Et quand tu te seras envolée, tu feras des doigts d'honneur au sol et ce sera bien fait pour sa gueule. C'EST TOI LE PATRON."

Et elle envoya un dernier coup par terre. Et le balai s'envola, comprit elle, les yeux fermés, tellement crispée que ses jointures étaient blanches, et le fond de l'estomac complètement aux fraises.

"Luke! J'ai décollé!"

Un rapide coup d'oeil au sol lui indiqua néanmoins que si elle orientait son pied d'une certaine manière, elle pouvait encore toucher le sol, mais elle était dans les airs, et le balai s'était docilement surélevé d'une dizaine de centimètres. Sa jambe ne lui faisait pas encore mal, et elle éclata subitement de rire, comme pour conjurer le mauvais sort.

"Aïssatou a la Terre, je vous écoute."

Bon sang de bonsoir, elle était en l'air. D'accord, il n'y avait aucun risque à l'heure actuelle, et elle ne pouvait même pas se tordre une cheville en tombant au vu de la hauteur, mais elle avait ses pieds qui ne touchaient plus le sol et c'était déjà un bon point. Radieuse, elle éclata a nouveau de rire en entendant que Luke était fier d'elle, et attendit la suite des instructions.
Il avait envie de voler, hé, et il le transpirait par tous les pores de sa peau.Mince, depuis combien de temps elle le retenait en bas, avec ses bêtises? Il fallait bien qu'elle tente un peu de lui rendre la pareille, au moins en se fendant d'un tour de terrain maladroit avant de se reposer par terre.

Encore qu'elle en avait déjà bien assez fait pour la journée: elle était montée sur le balai, elle avait décollé, le reste pourrait bien attendre une autre séance, non? Les progrès se faisaient petit a petit, et elle aurait adoré ne pas se brusquer une fois supplémentaire. Mais un fond de mauvais conscience vis a vis de son professeur particulier rangea cette solution de facilité de coté, à son grand regret. Un tour de terrain ne pouvait pas être plus compliqué que le reste, si?

"On va essayer de voler un peu, quand même. Ce serait dommage de s'arrêter en si bon chemin!"

Et d'un geste plus assuré que les précédents, elle pencha le manche de son balai comme indiqué pour tenter d'avancer, partant de ce fait dans un splendide trois mètres de vol en rase-motte digne des plus grand Quidditcheurs de moins de quatre ans. Mince, comment est-ce qu'on faisait pour s'élever au dessus du sol, déjà? Elle n'allait pas forcer Luke a voler à moins d'un mètre de hauteur pour ses beaux yeux pendant toute la séance. Tirant très légèrement sur le manche pour prendre de la hauteur (c'était bien comme le vélo, ça ne s'oubliait pas n'est-ce pas?), elle s'éleva un peu trop vite à son goût et se retrouva perchée dans les airs.

Ne pas regarder en bas, ne pas regarder en bas.

"...Luke, si tu as l'intention de me rejoindre, je vais pas te mentir, là c'est le moment idéal."

Ne surtout pas regarder en bas, et oublier la douleur cuisante du balai entre ses jambes. Comment faisaient les hommes pour supporter un truc pareil, sans rire? Déjà que c'était l'inconfort du siècle pour elle... Peut-être que si elle changeait un peu de position? Le balai ne tanguait presque pas et AAH ok il tanguait un peu quand même et c'était une mauvaise idée et après tout ça faisait mal ça arrivait fallait juste pas être douillette après tout.

N'empèche qu'elle ne bougerait pas avant que Luke ne la rejoigne.

Si il y en avait un qui savait voler correctement, c'était bien Luke, et Aïssatou ne put réprimer un petit sifflement admiratif en le voyant décoller. C'était l'envol majestueux du grand condor, alors qu'elle-même peinait encore grandement à ressembler à autre chose qu'à une malheureuse knacki ball sur son cure-dent projetée par un facétieux première année. Ça avait l'air tellement simple, quand c'était lui qui était perché sur son engin...

Il la corrigea gentiment sur sa position, et la jeune femme observa avec intérêt l'assise de son collègue, sans vraiment voir ou les différences se trouvaient avec la sienne. Est-ce que c'était dans les jambes, ou encore dans la bascule du bassin? Mince.

"Je vois surtout que t'as pas mal ... Mais je manque un peu d'infos pour le reste...?"

Il fallait qu'elle se concentre. Comment grimpait-elle sur un balai lorsqu'elle était plus jeune? Elle l'enfourchait, d'accord, tapait du pied par terre, d'accord, s'élevait dans les airs sans se faire mal, d'accord, et avait toujours trouvé désagréable le contact de la paille sous son auguste derrière. La paille. Elle venait de mettre le doigt sur quelque chose. Il suffisait donc de reculer un peu, et de poser ses fesses sur le haut de la brosse de l'engin, doucement, et sans trembler.
Elle eut un éclat de rire nerveux.

"Bon, si je m'en sors, la semaine prochaine, on pourra passer aux cours de voltige, c'est ça? Regarde comme j'ai un don naturel pour çaaaaAAAAAh bon sang ça a bougé, là non? Je te jure, ça a bougé. Mais maintenant, je suis stable? Je suis stable. PAR-FAIT-EMENT stable."

Et elle était au dessus du sol, et la chute serait mortelle. Chouette! Incapable de se réjouir de ce fait, mais avec l'entrejambe beaucoup moins endolori que prévu, elle acquiesça faiblement à l'idée de faire un tour de terrain, et elle avança un peu vers l'avant. Si le début cahota un petit peu, elle finit par prendre un rythme à peu près fluide (ou du moins, qui ne lui donnait plus envie de vomir tous les cinquante centimètres), et par s'élancer autour du terrain, crispée comme jamais sur le manche du balai, et dans un remarquable inconfort. Mais elle volait, et c'était déjà pas trop mal, compte tenu des circonstances.

"Eh bien....voilà. Je ne vais pas te mentir en te disant que c'est le meilleur moment de ma vie, parce que j'ai terriblement peur de me casser la gueule et de m'écraser comme une grosse pierre, mais écoute, je suis sur un balai, je vole, et c'est plutôt pas trop mal pour un premier essai. Merci, Luke."